Chéu dans le Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de l'Yonne de 1891
Ci-dessous a été retranscrit un extrait du "Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de l'Yonne" publié en 1891 (Volume 45). Cet extrait écrit par le folkloriste Charles MOISET concerne uniquement la commune de Chéu.
RECHERCHES SUR L'ORIGINE
DES
NOMS DE COMMUNES, DE HAMEAUX, DE FERMES
ET DE CLIMATS DE FINAGES DU CANTON DE SAINT-FLORENTIN
Par M. Ch.
MOISET
COMMUNE DE CHEU
Cadugius (VII° s.), Chéu (XII° s.), Chaducum, Chau (XIII° s.).
Si
ce pays était dans le midi et entouré de terrains pierreux on serait
tenté de faire Cadugius synonyme du mot cade, espèce de genévrier
employé pour former des haies. Mais il n'y a pas lieu de s'arrêter à
cette supposition à propos d'un pays dont le sol n'est même pas propice
au genévrier commun.
A défaut d'explication plus simple et plus
saisissante, nous rapporterons celle qu'à donnée M. Prot « Le caducum du
moyen-âge, dit-il, représentait un héritage, une échoite, un bien tombé, chu ou cheu de légitime et directe ligne. Si pour l'homme libre, le bourgeois,
le seigneur, son caducum représentait l'héritage direct des ancêtres,
pour le serf, le colon, le caducum était, au contraire, le bien de
main-morte, parce que, le cas échéant, il tombait, il chéait dans
le domaine propre du seigneur. En effet, dans ce sens, de beaucoup le
plus général, surtout en parlant de tout un territoire, caducum est
synonyme de main-morte ».
M. d'Arbois de Jubainville rapporte le nom de
Chéu au gentilice Catuius dérivé du mot gaulois catu, guerre. Il
déclare cependant n'avoir pas rencontré d'exemple de ce gentilice dans
les inscriptions ni dans les auteurs du temps de l'empire romain. Mais
dit-il (la raison est-elle bien décisive ?), il est nécessaire pour
expliquer le nom de lieu Catuiaca d'une station située sur la route de
Milan à Arles dans l'itinéraire d'Antonin et il ajoute « Catuius,
perdu comme nom d'homme, se reconnait comme nom de lieu au cas indirect
Cadugio, dans le testament de Vigile, évêque d'Auxerre à la fin du VII°
siècle. C'est aujourd'hui Chéu (Yonne) ».
Quoiqu'en dise le savant professeur ce n'est pas sans une forte dose de bonne volonté qu'on peut arriver à reconnaître dans Cadugius, ou Cadugio le mot Catuius.
Origine des noms des différents climats du finage de Chéu.
- Les Noues-Paquin ou Pasquin - Vient sûrement du bas latin pasticium, pascuus ager, pastis, pâturage. Prés où l'on mène paitre les bestiaux qui trouvent dans les noues de l'eau pour se désaltérer.
- Le Champ-d'Ollan ou Dolent - A Chéu, les anciens appellent encore la Mort la Dolente.
Pour expliquer la désignation donnée à ce climat on dit qu'il s'y livra
autrefois un grand combat. Les tumuli qu'on rencontre à Chéu, à Jaulges
et à Varennes viennent, en une certaine mesure, à l'appui de cette
tradition.
Pour renforcer notre interprétation nous constaterons qu'un hameau de Mézilles s'appelle Champ-Dolent, et que, d'après une croyance locale, on voit sur une roche l'empreinte de deux des pieds du cheval de Charles-le-Téméraire ce qui implique aussi une idée de combat.
En
maints endroits d'ailleurs on rencontre des climats dont la
dénomination rappelle des faits de guerre ou de meurtre. Dans la contrée
où se livra, en 842, la bataille de Fontenoy on trouve l'Étang-de-la-Guerre, le Champ-de-la-mort, la Fosse-aux-gendarmes, la Fosse-aux-prêtres,
et une foule d'autres appellations non moins significatives. Près du
marais de Chaperoy aussi est un chemin qui porte encore le nom sinistre
de la Male-Rue. C'est là que, d'après la tradition, furent
assassinés par les satellites du gouverneur romain, saint Prix, saint
Corcodome et les autres compagnons de saint Pèlerin, l'évêque de
l'Auxerrois.
- Les Equoins ou Ejoies. Ces deux dénominations s'éclairent mutuellement.
Equoins doit être un dérivé, déformé par le langage rustique, de aqua, mot qui a subi tout une série de transformations, telles que, aigue, egue, ave, ève, avant de devenir eau.
Ejoies vient manifestement du verbe éjouer, qui signifie rouir.
Ejouer le chamvre, cela se dit toujours dans le pays, c'est le faire rouir.
Or,
il y avait autrefois beaucoup de chenevières à Chéu, et l'on voit
encore aujourd'hui de nombreuses traces d'anciennes noues dans le climat
dont il s'agit.
- La Tenaillère, au cadastre le Lateux-Hallier, sur les anciens titres.
Bien que cela semble étrange au premier coup d'oeil il pourrait bien se faire que Tenaillère signifiait chênaie. Le mot chênaie a subi des variations et des altérations qui le rendent souvent méconnaissable, comme l'explique M. Cocheris dans ce passage de son livre sur l'Origine et le formation des noms de lieux « Dans le nord de la France, dit très bien M. Houzé, et dans la Belgique wallonne, le mot chien se dit tien, quien, lchien ces trois formes différentes d'un même nom expliquent pourquoi Thenay (Indre), Quenay (Calvados), Chenay (Marne), représentent tous trois une chênaie; pourquoi Thenailles (Aisne) est identique à Chenailles (Loiret). » Que si un étymologiste aussi autorisé que M. Cocheris n'hésite pas a tirer Thenailles de chênaie, il ne doit pas paraitre téméraire de faire sortir de ce même mot l'expression Tenaillière, diminutif de Thenailles, c'est-à-dire petite chênaie.
La qualification donnée au climat par les anciens titres vient encore corroborer cette interprétation. Les deux mots Lateux-Hallier ont un sens facile à saisir. Lateux, en patois de l'Yonne, veut dire sol argileux; hallier, agglomération de buissons et d'arbrisseaux
qui sert de retraite au menu gibier, comme lièvres et lapins. Et, en
réalité, c'était bien là une réserve, selon l'acception cynégétique: le
seigneur à qui appartenaient les terrains de ce climat y faisait amener
du foin, en temps de neige, pour la nourriture des petits quadrupèdes
qu'il voulait conserver.
Est-il
besoin d'observer que le sens de chênaie n'est pas exclusif de celui de
hallier ? Les deux choses peuvent se trouver réunies sur un même
terrain, ou ont pu s'y succéder, et déterminer, à intervalle, les deux
qualifications que nous avons mentionnées.
A ce climat se rattache
une petite légende. On dit qu'en 1700, lorsqu'un certain nombre
d'habitants de Chéu qui s'étaient accusés les uns les autres de
sorcellerie, furent soumis, sur leur demande, à l'épreuve de l'eau dans
l'Armançon, l'un d'eux, saisi d'épouvante en voyant que les cinq qui
avaient précédé avaient surnagé et par conséquent étaient reconnus
coupables, se déroba tout à coup et alla se réfugier dans le hallier.
Malgré la battue à laquelle on se livra à son sujet on ne put le
découvrir. Sût-il, par un sortilège, comme on le crut, se changer
momentanément en lièvre ? Toujours est il qu'au bout d'un certain temps
le prétendu sorcier revint à son domicile, et que, soit compassion, soit
frayeur, ses compatriotes se contentèrent de le surnommer le Le père lièvre.
- Les Blines - Plusieurs localités du département s'appellent les Blins, qu'on écrit aussi Blains. M. Prot dérive ce mot de blanda, blandum, b oussailles, observant que le son an, en se convertit très fréquemment chez nous en ain, ein, in. Exemples emmaincher, mainger, pour emmancher, manger. Cette même étymologie pourrait bien être étendue au climat des Blines dont le sol caillouteux ne comporte que trop les broussailles.
- La Crouillère - Terme équivalent de crot, noue, mare. Ce climat est, en effet, couvert d'eau pendant l'hiver.
- Les Pourots - Très probablement l'expression générique pourots en usage à Chéu pour exprimer toute espèce de mauvaises herbes.
- Le ou les Pargis - Ce nom ne viendrait-il pas du mot parigines qui avait le sens de haies, et dont M. Cocheris ()) fait sortir plusieurs noms de lieux, comme Pargny, Parigny ?
- Praie. - Pour prés. Cette contrée fut longtemps en pâturages.
- La Retraite. - Lieu retiré, en effet, car une partie du climat est séparée du finage de Chéu par la rivière l'Armançon.
- Courtenet. - Tout ce climat ne contient que des champs très courts.
- La Bécasse. - Lieu ou la bécasse se plaît à s'établir.
- Le Clouseau. - Ancien clos qui appartenait au seigneur de Chéu.
- La Croix-Chicotin. - Climat où fut érigée une croix par un habitant de Chéu, du nom de Jean Chicotin.
- Vos-Granges ou Vaugrange. - On ne peut songer à donner ici à vos ou vau le sens de val attendu
que ce climat est absolument plat. Mais vau ne serait-il pas une
altération du mot voie ? Il y avait autrefois, parait-il, une habitation
agricole dans cette contrée. Vos ou Vaugrange signifierait alors voie, chemin de la grange.
- Les Crantins - Peut-être de la figure du climat, qui présente nombre de hachures, de crans.
- Viévaut. - Apparemment pour vieille, et vaut, pour voie, chemin. Vieille voie. Ce climat se trouve, en effet, près d'un ancien chemin qui existe toujours.
- La Ruelle-au-Bâtard. - D'après la tradition ce climat tire son nom d'un ancien propriétaire d'un champ y attenant, lequel était
bâtard
d'un seigneur de Germigny. La mère était domestique chez le seigneur.
L'enfant fut inscrit sur le registre des naissances de Chéu avec la
qualification de bâtard du seigneur. Il habita Chéu où il fut tisserand.
Les anciens du pays n'ont pas oublié son nom.
- Les Fosses. - Terrains bas et humides. Il y avait autrefois un trou, dans lequel allaient boire les bestiaux.
- Le Sécheron. - La Sèche. - Ces mots s'expliquent d'eux-mêmes.
- Le Pléneau. - Prés souvent remplis d'eau par le ruisseau de Coutais.
- Saute-loup. - On appelle saute-loup à Chéu une barrière formée avec des bourrées et
des perches. Or, le climat dont il s'agit, tout employé en chénevières,
touchait à l'extrémité de plusieurs ruelles du village. Pour empêcher
que les chiens et le bétail n'allâssent faire des dégâts dans les
chénevières on éleva au bout de chacune des ruelles des barricades du
genre de celles qu'on appelle saute-loup.
- Prés de Bondu. - Ces prés sont traversés par un ruisseau qui porte le nom de Bondu.
- Le Chéron. - Ce climat est très enclavé. L'appellation qu'on lui a donnée n'aurait elle pas pour objet d'indiquer que là existait le droit de cher « Droit, dit le dictionnaire des patois de l'Yonne,
que possède un propriétaire de pouvoir passer librement avec une
voiture dans une propriété contiguë à la sienne, soit pour les besoins
de la culture, soit pour l'enlèvement de ses récoltes » ? Du
latin carrela, carrus, chariot, charrette.
- Champ-de-la-Porte. - Climat qui se trouvait devant la porte d'une ancienne ferme à l'entrée de Chéu.
- Pré Goujon. - Ce climat en nature de pré, il y a cent ans encore, est aujourd'hui en terres. Il est près du ruisseau du Coutais,
et
quand ce ru débordait, ce, qui arrivait souvent, ses eaux s'épandaient
dans les fossés des prés et y amenaient de petits poissons.
- La Grande-Loyre, la Petite-Loyre.
- Prés fréquemment inondés, et qui ont pu être ainsi dénommés par
allusion aux débordements de la Loire. Rappelons aussi que le vieux mot
français Loïre signifiait cuve de pressoir.
- Le Mont-Oiseau. - Climat particulièrement fréquenté par les oiseaux.
- Les Boulées ou Boulés. - Sans doute pour bouleaux, lieu planté de bouleaux.
Néanmoins,
à Chéu, une autre explication a cours. Le terrain de ce climat est très
sablonneux. Sous l'influence de la pluie et même du vent les faites des
hâtes s'abattent,. ils boulent (pour s'éboulent) dit-on dans le pays. De là viendrait le nom du climat.
- Les Aubrons.- Terrain composé d'un mélange de terre grasseet de gravier. Ce nom d'Aubrons parait venir du mot latin albaretum, lieu planté de bois blanc. C'est de là que l'on tire l'expression Aubray qui s'applique aussi aux endroits plantés d'arbres de même essence.
- Noyer-Notre-Dame. - Rien n'indique qu'il y eût jamais là, ni une statue, ni une croix élevée à la Vierge.
On est donc porté à supposer que la qualification Notre-Dame s'applique à une ancienne châtelaine du pays qui possédait tout
ou partie du climat.
- Sous Michot - Terrains en contrebas d'une propriété qui a pu appartenir à un nommé Michot.
- La Praie. - Sens de pré.
- Chaume-Seys - Sur les anciens titres il est écrit Chaume au sel qualification qui a pour but d'exprimer que le terrain est
formé
de sable siliceux qui, au soleil, brille et a l'apparence d'un banc de
sel. Notons, en outre, qu'autrefois, à Chéu, sel se prononçait sey.
- Le Près-des-Chiens - Mauvais prés, qui n'ont, dit-on, d'autre avantage que de produire
certaines herbes que les chiens recherchent pour se tenir le ventre
libre.
- Les Putemusses. - Petit bois. En patois de l'Yonne, put, pute, signifie laid, vilain; Musse, du latin. mus (rat), trou de rat, de souris. Putemusse voudrait-il pas dire les vilains, les mauvais rats, loirs, lérots, appelés vulgairement raveux, qui foisonnent dans ce bois ?
- Le Sauvoie (bois). De Sylva, bois, forêt.
Des
étymologistes autorisés (notamment M. Cocheris) ont tiré de ce mot
l'origine de plusieurs noms de lieux, par exemple la Sauve (Haute-Loire)
Sauve (Gard) Les Sauves (Var).
Le Sauvoie est réputé pour avoir été
le lieu de réunion des sorciers de Chéu. Là était un grand chêne, qui
existe encore, autour duquel on procédait au Sabbat.
Et à propos du Sabbat, la tradition a conservé des souvenirs qu'à titre de curiosité au moins, il est bon de relater.
1° Un certain soir que les initiés Chéutins se livraient au Sabbat, passe un habitant de Vergigny qui se rendait à Varennes (pays
situés à une lieue environ de Chéu). Attiré par le bruit, il approche
et se tapit derrière un arbre pour assister secrètement aux scènes diaboliques qui vont se dérouler. Mais les suppôts de Satan ont, parait il, des yeux d'Argus. L'un d'eux découvre l'espion,
le signale au chef du Sabbat. Aussitôt ordre est donné de saisir
l'intrus et de l'amener en pleine assemblée. Ainsi fait.
Après
interrogatoire, le chef du Sabbat, reconnaissant que le Verginien n'est
coupable que du péché de curiosité, le condamne seulement à faire une
danse avec les adeptes. Commence une ronde dans laquelle on doit chanter
les jours de la semaine, sauf samedi et dimanche. Mais le Vergignien a
deux défauts :d'abord il n'est pas initié, et puis il est bossu. Après
avoir chanté en choeur les jours sacramentels de la semaine, le
malheureux articule la première syllabe du mot samedi. « Qu'on lui ôte
sa bosse dit le chef qui est bon prince. C'est assez, comme peine, de le
rendre méconnaissable »
Et la bosse disparut, à la grande satisfaction surtout de la femme du condamné.
Quelques jours après, une voisine du ménage Vergignien, voyant battre
dans la grange un individu qu'elle ne reconnait pas, dit à la femme de
l'ancien bossu « Vous avez donc fait venir un batteur des environs pour remplacer votre mari? » – « Mais nom, c'est mon mari lui-même qui bat. » - « Comment votre mari ? mais le batteur que je viens de voir n'a pas de bosse ?»
– « Pas moins vrai que c'est mon mari. »
Stupéfaction
de la voisine qui interroge longtemps sans pouvoir obtenir de
confidences, car on se croit tenu au secret. Mais qu'est un secret ? Le
plus souvent un fardeau dont on ne demande qu'à se décharger. Peu à peu,
pressée par les questions de sa voisine, la femme de l'ex-bossu
s'abandonne et finit par confier ce qui s'est passé au Sauvoie. Aussitôt
renseignée Mais mon mari aussi a une bosse, se dit la voisine si je
l'envoyais au Sauvoie pour la faire enlever » Et voilà qu'au bout de peu
de jours notre second bossu se met en route. On lui a dicté ce qu'il
doit faire et dire. Il exécute ponctuellement; par malheur, en chantant
dans la ronde infernale, il se laisse aller à prononcer tout entier le
mot samedi.
« C'est encore un Vergignien s'écrie le chef du Sabbat
qu'on lui mette la bosse de son compatriote. Comme l'infortuné en avait
déjà une sur le dos, on lui mit la seconde sur le devant.
2° D'après la tradition encore, le Sabbat Chéutin avait une origine infiniment plus réaliste et utilitaire qu'on ne le suppose.
Le
finage de la paroisse était autrefois presque entièrement dépourvu de
bois. Il n'en existait qu'un seul, le Sauvoie, qui appartenait au
seigneur. Il y a 70 ou 80 ans encore, on ne se chauffait dans le pays
qu'avec du gazon de bruyère. Il fallait bien pourtant que les habitants
se pourvussent de manches de pioche, de fourches, de perches, etc. A
défaut de bois possédé en propre, on allait dans celui du seigneur. Mais
pour éviter la concurrence, en même temps que pour tenir à distance les
gardes de la seigneurie, les plus hardis et les plus avisés des
ravageurs imaginèrent de pousser des cris terrifiants pendant qu'ils se
livraient à leurs déprédations.
Le stratagème réussit. Le gros de la population en vint à se persuader que le Sauvoie était fréquenté, la nuit, par
des
esprits diaboliques. Les superstitions du temps aidant, le bois fut peu
à peu considéré comme le sanctuaire de Satan, et les dévots de Sa
Majesté infernale en firent un lieu de rendez-vous.